Correspondence #337
AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF.
Quartier général, Tortone, 17 floréal an IV (6 mai 1796)
L'armée d'Italie a pris hier possession de Tortone, où nous avons trouve une très-belle forteresse, qui a coûté plus de quinze millions au roi de Sardaigne, et qui renferme cent pièces de canon de bronze et des casemates pour 3,000 hommes.
Je vous ai annoncé par mon aide de camp Murat que nous avions occupé Coni et Ceva, que nous avons trouvés dans un état de défense respectable et approvisionnés de tout.
Le lendemain de la signature de la suspension d'armes, le général Laharpe marchera avec sa division par la route de Bosco à Acqui; le général Augereau par San-Stefano; le général Masséna par Nizza-della-Paglia. Beaulieu évacua ce pays et se réfugia dans Valence, où il passa le Pô avec toute son armee. Le général Masséna est arrivé, avec sa ivision, à Alexandrie pour s'emparer des magasins que les Autrichiens, ne pouvant les emporter, avaient vendus à la ville. Le 13, l'armée allemande a repassé le Pô, a coupé les bateaux et a brûlé ceux qu'elle trouvés sur le rivage.
Les Napolitains, qui ordinairement ne sont pas entreprenants, se sont empires de Valence. Le roi de Sardaigne leur a intimé d'une manière si décidée de lui rendre cette place, qu'ils n'ont pas jugé àropos d'attendre jusqu'au bout, et l'ont rendue à la garrison piémon-taise.
Dans ce moment-ci, la division du général Serurier est campée entre Valence et Alexandrie; celle de Masséna est à Sale; celle d'Augereau a Castellazzo; celle de Laharpe à Voghera. Le général de brigade Dalle-magne, avec 3,000 hommes et 1,500 chevaux, est à Casteggio. Dans la journée d'hier, nous nous sommes canonnés avec l'ennemi posté au delà du Pô. Ce fleuve est très-large et très-difficile à passer. Mon intention est de le franchir le plus près possible de Milan, afin de n'avoir plus aucun obstacle pour arriver à cette capitale. Par cette mesure, je tour-erai les trois lignes de défense que Beaulieu s'est ménagées le long de l'Agogna, du Terdoppio et du Tessin. Je marche aujourd'hui sur laisance. Pavie se trouve tournée, et si l'ennemi s'obstine à défendre ette ville, je me trouverai entre lui et ses magasins. On construit de us côtés des barques et des radeaux; mais vous savez combien tout cela est long, et combien une armée organisée depuis quatre ans pour ne guerre de montagne doit manquer de choses pour une guerre de laine aussi active que celle que nous faisons. Il me faut vingt jours pour faire venir quelque chose de Nice; ajoutez la pénurie des char-ois, et voyez combien il nous faudrait perdre de temps pour suivre les régles ordinaires. Je suis sûr que nous ne serions pas prôts à passer le 'ô au mois de juillet si j'attendais que nous ayons deux ponts de bateaux; aussi ai-je le projet de le passer avec des radeaux et des ponts olants. Soyez sûrs que nous ferons tout ce qui est faisable, et j'ai l'assurance de votre justice. Je sais que vous savez mieux que personne évaluer la force des obstacles qu'il n'appartient pas à l'homme de franchir tout d'abord, et que vous êtes bien loin d'écouter ces militaires des clubs qui croient qu'on passe de grandes rivières à la nage. L'on m'accusera de témérité, mais non pas de lenteur; mais encore faut-il avoir pour soi les chances du calcul.
Quand passerons-nous le Pô? où le passerons-nous? je n'en sais rien. Si mon mouvement sur Plaisance décide Beaulieu à évacuer la Lomellina, je le passe tranquillement à Valence. Si Beaulieu ignore pendant vingt-quatre heures notre marche à Plaisance et que je trouve des bateaux dans cette ville ou de quoi faire des radeaux, je le passe dans la nuit. Mais je vois encore bien des obstacles à tout cela. Tous les bateaux ont été brûlés par les Autrichiens; le roi de Sardaigne n'en a plus.
Si je passe le Pô, j'aurai donc chassé l'armée impériale des états du roi de Sardaigne au delà de ce fleuve, et ils sont alors pays de conquête. Je viens de proposer au roi de Sardaigne de me donner: 1) les bateaux et agrès nécessaires pour construire deux ponts; 2) 600 chevaux de dragons harnachés; 3) et enfin 1,400 de charrois. A ces conditions, je lui promets de lui restituer ses états au delà du Pô, dès l'instant où je les aurai conquis, pourvu qu'il y entretienne 6,000 hommes de gar-nison. Cette circonstance est très-avantageuse pour nous, parce que, si jamais nous nous brouillons, je retiendrai les 6,000 hommes en otage; bien entendu que je serai maître dii pont sur le Pô. Je vous ferai part dès l'instant que cette négociation sera terminée.
Si je ne passe pas le Pô d'ici à quelques jours, mon intention est d'envoyer de Plaisance 4,000 hommes jusqu'à Bologne, pour m emparer des routes de cette ville et demander six millions au duc de Modène, faire peur à Rome et au grand-duc de Toscane.
Vous aurez appris la manière révoltante dont s'est conduit le duc de Toscane: il protége les émigrés et laisse prendre nos bâtiments sous le canon de Livourne. J'avais eu le projet d'envoyer un adjudant général à Livourne demander au gouverneur si nous étions en paix ou en guerre: dans le premier cas, exiger, sous vingt-quatre heures, l'indemnité des bâtiments qu'ils ont laissé prendre; dans le cas contraire, faire les loge-ments pour une brigade de l'armée à Livourne.
Ces petits princes ont besoin d'être un peu menés; ils estimeront plus une note venant de l'armée que de nos diplomates: la peur seule les rend si honnêtes et si respectueux, que l'on peut dire, bas.
Le général Kellermanu m'annonce 10,000 hommes qu'il va me faire passer: moyennant cela, je puis faire à la fois une visite au pape et au Milanais ou au roi de Sardaigne. Les Autrichiens ne sont redoutables que par leur cavalerie; ils en ont 6,000 hommes.
Il serait utile que vous m'envoyassiez trois ou quatre artistes connus, pour choisir ce qu'il convient de prendre pour envoyer à Paris.
BONAPARTE