"Difficulté de fixer le taux de chute d'une pièce." [BAF: XIbis, XVI, ff. 5-12]

Les Auteurs dramatiques sont les seuls sujets du Roi du bien desquels on hérite de leur vivant. Telle pièce de Voltaire qu'on lui a rendue mille écus, une fois payé à l'auteur le prix, a rapporté plus de 300 m[ille] l[ivres] aux comédiens pendant la vie de l'auteur. La plus légère réflexion fait sentir l'iniquité de partage. Et si Voltaire a pu se passer du produit continu de son ouvrage, combien d'ho[mmes] de génie sans fortune un si affreux calcul n'a t-il pas éloignés du théâtre?

Mais c'est par un usage de tous les temps que les choses sont ainsi, disent les comédiens. Pourquoi les auteurs du présent veulent-ils revenir contre cet usage? Il est juste de dévoiler enfin la mauvaise foi de cette objection [et] la gaîté de ce reproche.

Le Mal qui d'abord n'était rien, ensuite peu de chose, insensiblement s'est accrû à tel point qu'il en est devenu intolérable.

Par un ancien usage, en effet, quand une pièce ne rendait aux comédiens plusieurs fois de suite que les frais de spectacle, eux et l'auteur la regardaient comme usée pour le public; on cessait de la jouer. Alors, l'auteur ayant de fait perdu sa propriété n'avait aucun reproche à faire à des comédiens qui en cessant de jouer sa pièce ne s'attribuaient rien à ses dépens. Les choses ont été longtemps dans cet état. En 1757, le goût du spectacle ayant augmenté, la recette ordinaire est devenue tellement plus forte, que les comédiens ont porté, sans en communiquer aux auteurs, le taux de 500 livres de recette auquel on cessait de jouer la pièce, à 1200 livres. Leur motif pour agir ainsi avait quelque chose de spécieux qui a séduit leurs supérieurs. Suivant l'État actuel du spectacle, ont-ils dit, une pièce traînerait trop longtemps au grand dégoût du public, et au très grand dommage des comédiens, si l'on continuait de la jouer jusqu'à ce qu'elle ne rapporte que 500 livres de recette, qui était la somme des frais journaliers.

Alors et sans autre examen, on leur a permis de monter le taux de la chute dans les règles de 500 livres à 1200 livres.

On raisonnait fort juste en posant pour principe qu'une pièce ne doit pas traîner au point de dégoûter le public et d'elle et du spectacle.

Mais c'est dans la conséquence qu'on fait une erreur terrible au préjudice des auteurs, en ajoutant qu'à ce taux de 1200 livres, ils perdraient la propriété de leurs ouvrages. La justice exigeait qu'on dît aux comédiens, vous aurez le droit de cesser de jouer toute pièce qui ne vous rendra que 1200 livres si 1200 est le taux ou la recette ordinaire du spectacle ap[rès] que la pièce a cessé d'attirer le public, parce qu'ils sont respecteux du public et qu'une trop faible recette est un dommage fait aux comédiens. Mais la justice exigeait qu'on ne donnât pas aux comédiens le droit odieux de ravir à cette époque la propriété de l'auteur.

Car ou la pièce était totalement usée pour le public; ou elle n'avait contre elle que d'avoir été jouée trop de fois successives, épreuve qu'aucun ouvrage, quelque bon qu'il soit, ne peut soutenir.

Si la pièce était totalement usée, les comédiens en ne la jouant plus prouvaient qu'ils en étaient convaincus eux-mêmes et l'auteur n'avait aucun reproche à leur faire; on avait cessé d'exploiter le bien commun devenu stérile pour les associés. Mais si les comédiens avaient usé de ruse pour lasser un moment le public de l'ouvrage, afin de s'en approprier exclusivement les fruits futurs, les recettes brillantes où l'auteur ne partagera plus, qu'ils feraient ensuite avec cet ouvrage, était un vol manifeste contre lequel tout auteur avait droit de s'élever. Car les comédiens n'eussent jamais essayé de redonner la pièce après l'avoir fait tomber dans les règles, s'ils n'eussent été persuadés d'avance ou que le taux où ils l'avaient retirée n'était pas celui du dégoût absolu du public ou que l'ouvrage offert avec plus de soin leur rendrait en recette, plus que le taux où ils avaient cessé de la jouer. Et c'est ce que l'expérience a toujours justifié. Successivement le goût du public s'est accrû pour le spectacle, et bientôt par un abus insensible, le produit des petites loges, séquestré de la recette, est monté à 800 livres par jour, ayant détruit l'ancienne proposition; on a ravi de fait et clandestinement aux auteurs la propriété de leurs pièces ([in margin:] à 23, à 15, à 18 et enfin) à 2000 livres, règlement nouveau [mais] toujours fondé sur le principe spécieux qu'une pièce ne doit pas traîner à une plus faible recette que le taux des bonnes recettes ordinaires suivant l'état actuel du spectacle.

Ainsi donc tant que le théâtre a eu plus d'attraits pour le public, les comédiens poursuivent la propriété de l'auteur de recette en recette et par des sous-sommes arbitraires, de la perte de cette propriété[;] l'abus n'a plus eu de bornes et l'on sent que l'impatience alors a dû changer en plaintes éclatantes les murmures que cette oppression avait excités depuis trente ans parmi les gens de lettres. ...

Pour que la loi devienne exacte, utile au progrès du plus beau des arts et remplisse les voeux sages et bienfaisants du législateur, il est à désirer que Sa Majesté soit bien assurée que par la quantité vicieuse des petites loges au spectacle, la recette ordinaire est au plus haut point où elle puisse parvenir. Et qu'ainsi, choisir pour taux invariable de la perte des propriétés d'auteurs, un rapport quelconque avec le plus haut point possible d'une recette infiniment variable mais qui ne peut plus varier qu'en moins, ce serait ordonner involontairement la ruine entière des auteurs, surtout si ce mémoire a convaincu que 2300 livres est au-delà de toute proportion avec la recette ordinaire dans l'Etat actuel du spectacle qui ne peut jamais que diminuer.

Il est à désirer que Sa Majesté, touchée des humbles représentation des auteurs, daigne d'établir pour base de l'article 12 de l'arrêt que 712 m[ille] l[ivres] de la recette annuelle du spectacle, tel qu'il existe aujourdui, que cette somme divisée par 324 ne fait que 2200 livres de recette par jour et qu'ainsi, le taux de la chute dans les règles ne peut s'établir qu'au-dessous et non au-dessus de 2000 livres; que les comédiens dans leur plus haute prétention n'ont jamais osé le porter en secret qu'à 2000 livres, dans le temps mesuré qu'ils reconnaissent par un accord signé d'eux tous et des auteurs que 1200 livres était le taux légal.

Mais à quel taux qu'ils plaise à Sa Majesté de fixer la chute des pièces dans les règles, il est impossible que cette loi remplisse les voeux de sa sagesse si elle n'a pas la bonté d'y mettre cette modification: que les comédiens auront le droit de cesser de jouer la pièce quand elle sera tombée deux fois de suite ou trois fois à divers intervalles [soit en première mise soit en reprise] à la somme de ____. Mais que l'auteur conservera son droit de partage si les comédiens redonnent un jour sa pièce, ce qu'ils restent les maîtres de faire ou de ne pas faire selon que leur intérêt les y portera.

Cette modification est d'une si grande justice et d'une telle justice qu'elle seule peut remplir tous les voeux de la loi, car la liberté accordée aux comédiens de cesser de jouer une pièce qui est tombée plusieurs fois au-dessous d'un taux équivalent à une bonne recette ordinaire suivant l'état actuel du spectacle suffit pour empêcher que la pièce en traînant à une faible recette ne dégoute le public et ne nuise à l'intérêt des comédiens; et c'est le premier voeu de la loi.

Mais la propriété conservée à l'auteur en cas qu'on redonne un jour sa pièce, ce qu'on laisse aux comédiens la liberté de faire ou de ne pas faire, détruit tout l'intérêt qu'ils ont aujourd'hui à précipiter la chute des pièces dans les règles, pour en ravir promptement la propriété à l'auteur et relever ensuite un bon ouvrage avec éclat, lorsque l'auteur ne partage plus dans son produit; abus qui est devenu beaucoup trop facile depuis qu'on a fait le double mal aux auteurs dans l'arrêt d'élever trop haut le taux de la chute en détruisant la différence des petits aux grands jours, sans pouvoir la détruire de fait, parce que l'autorité n'a point de prise sur les bizarreries que le public met à ses plaisirs; dont il résulte que la nécessité seule d'être jouée un grand et un petit jour alternativement peut faire perdre toutes les propriétés des auteurs au six représentations de suite. Dans la forme qu'on propose au contraire, Sa Majesté peut être sûre que jamais les comédiens ne reprendront une pièce faible après l'avoir quittée; alors elle n'est que trop bien perdue pour l'auteur et [on] n'aura fait aucun tort aux comédiens qui l'auront jouée plusieurs fois, mais toujours [avec] une bonne recette.

Mais si la pièce est bonne et que les comédiens après l'avoir quittée croient qu'elle peut leur être encore utile, Eh pourquoi dans ce cas aurait-elle cessé de l'être à l'auteur? N'est-ce pas ici le bien commun qu'on exploite? Est-il stérile, abandonnez-la pour toujours; mais si vous l'exploitez un jour que le partage subsiste. Et c'est le second voeu de la loi.

Au reste, ces idées qui peuvent paraître farouches aux comédiens français sont si justes et si naturelles que depuis plus de 6 ans les comédiens italiens ont proposé à leurs auteurs d'en avoir ainsi noblement avec eux sur leurs ouvrages, ce qu'ils ont accepté, de sorte que les comédiens italiens après avoir quitté les pièces les jouent quand ils veulent; mais les auteurs conservent le partage dans le produit net, tant que l'on joue leur ouvrage pendant leur vie entière. Et telle est la raison du succès constant des comédiens italiens comparée à la décadence très visible des comédiens francais; les bons procédés, la paix et les succès d'un côté, l'avidité, la rapine, la discorde et la dégradation de l'autre.

Enfin, l'esprit de la loi étant qu'une pièce ne doit pas traîner et fatiguer le public quand la recette diminue à un certain point [et] que[,] songeant pour l'ouvrage est usé (parce qu'une faible recette est un dommage pour les Comédiens)[,] il est bien juste que le taux où les comédiens doivent être en droit de cesser de le jouer soit toujours en raison de plus ou moins d'attrait que le spectacle en général a pour le public; de sorte ce taux devient plus fort lorque la recette ordinaire est redescendue à moins qu'elle diminue.