"Aux Auteurs Assemblés" [Archives familiales Beaumarchais (XI, VI, 23), 17 Août 1777]

Nous Commissaires et Representants Perpetuels nommés par vous, messieurs, pour travailler à la formation et redaction d'un nouveau règlement dramatique, desire par nous tous et qui nous a été demande par MM les Premiers Gentilshommes de la Chambre, apres avoir reflechi sur le mécontentement perpetuel qui éloigne les auteurs des comédiens et sur l'intérêt constant qui les en raproche, nous avons pensé MM que tout moyen dur, tout règlement nouveau qui tendrait à subornonner l'un de ces corps a l'autre irait contre le but qu'on se propose, le progrès de l'art du théâtre et la bonne intelligence entre ceux qui le cultivent. Il en serait comme de ces loix mal digérées,qui, contrariant la nature, finissent par tomber en désuetude, ou n'ont que des effets facheux.

En effet, supposons que par un règlement imperatif on parvint à remettre le Comédien, dont le talent est de debiter, dans un degré de subordination convenable a l'autre qui créa l'ouvrage; en un mot à la seconde place, il ne faut pas se dissimuler que les comédiens rependraient bientôt la première, et peut-être encore faudrait-il excuser de ne pas se tenir à leur place des gens, dont l'unique métier est d'en sortir continuellement; d'ailleurs, le désir de faire agréer un ouvrage à la lecture et de réussir à la représentation animant tout auteur, les amènerait naturellement à cette dépendance du comédien, dont on cherche à le tirer, et la superiorité de droit reconnue dans l'auteur, mais toujours balancée par la dépendance du fait dans laquelle il rentre aux deux moments critiques de la lecture et de la représentation de son ouvrage, jetterait l'homme de lettres dans la succession perpetuelle des deux états opposés de préeminence et de dépendance, et comme la superiorité qui n'est que de droit, tend toujours a s'affaibli lorsque la dépendance du fait va toujours en augmentant, il resulterait de ce conflit une nouvelle guerre affligeante pour l'homme de lettres , et sa rechute assurée dans l'état facheux qui fait l'objet de la reforme projettée. D'où nous induisons, MM, qu'il est à propos d'adopter sous principe fondamental de notre travail, d'exclure du nouveau règlement tout clause qui tendrait à classer durement les comédiens qui les humilierait et les aigrirait sans remedier aux maux réels des Auteurs, dont la division avec les comédiens est la source éternelle.

Si vous nous entendez bien, MM, si vous approuvez nos vues, et sentez la necessité où se voir l'homme de lettres de caresser souvent le comédien, pour l'intérêt de sa gloire, essayons seulement d'opposer un intérêt aussi fort qui tienne toujours le comédien dans l'obligation de se rendre agréable aux gens de lettres, en remplisssant ses devoirs. Ne pouvant empecher que le triomphe et le succès des auteurs, ne dependent un peu de la bonne volonté des acteurs, disons en sorte que l'intérêt et l'avancement des comédiens, soyent toujours determinés par le suffrage et le concours d'opinion du corps des gens de lettres (avancement soumis comme de raison au jugement de MM les Premiers Gentilshommes de la Chambre, superieurs nés des comédiens et présidant toutes les affaires de la Comédie) de façon que l'augmentation des parts, le passage d'une classe inférieure à la supérieure et tout jugement tendant a l'accroissement du bien être, et de l'état du comédien, depende en quelque sorte du temoignage que le corps des gens de lettres rendra du talent et de sa conduite théâtrale, à ses supérieurs. Ce moyen doux, mais plus fort que tout règlement qui classerait, qui blesserait les comédiens, balancera sans cesse une dépendance de fait par une dépendance de fait; et tous les débats qu'on n'a pu jusqu'à présent resoudre ou concilier s'éteindront bientôt, de cela seul que le corps de ses auteurs, et celui des acteurs, auront se mutuel pouvoir de se contenir et de s'obliger alternativement.

N'oublions pas surtout qu'entre ces deux corps si les rangs different, les intérêts sont les mêmes, et que si la superiorité appartient de droit aux auteurs, ils ne doivent jamais s'en souvenir à moins que les comédiens ne l'oublient.

Toutes les idées de détail ou secondaires du nouveau règlement me paraissent devoir decouler de ces idées primitives, de ce principe également doux et fort de toujours balancer une influence par une autre et d'engager les comediéns qui sont les premiers à juger du talent des auteurs, de bien servir ceux qui deviendront à leur tous les souteneurs de leur fortune, et les arbitres de leur avancement.

Si ces vues générales vous semblent propres, MM à fonder solidement le nouvel edifice du théâtre, unissons nous pour travailler à leur accomplissement tous les intérêts se réunissent.

[1] L'intérêt de l'Etat est de faire fleurir un art à qui la langue française a l'obligation d'être devenue la langue de toute l'Europe, et qui mettant notre théâtre au premier rang, attire à Paris le concours des étrangers que nous y voyons, un art surtout qui est sépurant, a rendu la fréquentation du spectacle essentielle a l'education, et a fait du théâtre français une espèce de code moral, ou la jeunesse apprend à se conduire et connaître les hommes.

[2] L'intérêt du public est d'entendre et de voir commodement de bonnes pièces, bien répresentées.

[3] L'intérêt des comédiens est que leurs efforts et leurs talents soient applaudis et recompenses.

[4] Enfin, l'intérêt commun est de diminuer la dépense et d'augmenter la Recette, mais pour mettre de justes bornes a ces objets, la satisfaction du public est la boussole qu'il faut toujours consulter.

Nous diviserons donc, en autant d'articles separer tout ce qui se rapprte à chacun de ces divers intérêts et conservant ce qu'il y a de bon dans les Règlements anciens, nous tacherons seulement d'y ajouter ce qui nous paraît y manquer et de faire sorter d'edifice entier du théâtre, sur des bases plus solides que par le passe.

Nous deferons sur la totalité de nos travaux d'abord a vous, MM, en première instance; ensuite a MM les Premiers Gentilshommes de la Chambre. De là, ce travail passera au Conseil du Roi, pour y prendre un caractère auguste, émane du législateur même, et viendra dans le Parlement reçevoir la sanction publique qui rend toute loi immuable et nationale. Tel est notre plan, MM, telles sont les vues équitables et modérées que nous avons crûes les plus propres à rétablir l'ordre et la paix entre le corps des auteurs et celui des comédiens, dont les talents doivent toujours être réunis et concourir au bien du théâtre français.